Depuis la fusillade raciste de Hanau, il y a un an, qui a fait neuf morts, et avec la multiplication des attaques, le pays a pris conscience des dangers du discours identitaire et de la menace terroriste, trop longtemps sous-estimée par les forces de l’ordre.
PAR STÉPHANE ROLAND INTÉRIM À BERLIN. Libération vendredi 19 février.
Hamza Kurtovic avait 22 ans. Il venait de finir sa formation de magasinier et s’apprêtait à démarrer son premier job à Hanau, une ville située à 20 kilomètres à l’est de la capitale financière allemande, Francfort-sur-le-Main. Ce mercredi 19 février 2020, il attend quelques amis à l’Arena Bar, situé sur la place Kurt-Schumacher. Mais il a la malchance de croiser sur son chemin Tobias Rathjen, qui vient d’exécuter cinq personnes quelques minutes auparavant dans un bar à chicha du centre-ville. Le terroriste lui tire dessus à bout portant. Hamza ne saura jamais pourquoi.
«Pour moi, la violence d’extrême droite, c’était loin. Je n’imaginais pas que cela puisse concerner un jour ma famille,témoigne sa sœur, Ajla Kurtovic, qui a appris la mort de son frère le lendemain de l’attentat. Tout à coup, on a été rattrapés par la réalité.»
Ce jour-là, c’est toute l’Allemagne qui est rattrapée par la réalité. L’attentat raciste de Hanau, qui fait neuf morts et au moins cinq blessés, traumatise le pays. «Ce fut une césure pour le vivre-ensemble et la cohésion sociale», a rappelé il y a quelques jours la chancelière allemande, Angela Merkel, devant les députés de l’Assemblée fédérale (Bundestag).
A l’époque, les Allemands prennent conscience que la violence d’extrême droite n’est plus seulement une affaire de «cas isolés» ou de «déséquilibrés», mais une menace pour une société qui compte aujourd’hui plus de 20 % de citoyens issus de l’immigration. «Pour la première fois, les responsables politiques qualifient cette attaque de “raciste”», remarque Matthias Quent, sociologue et directeur de l’Institut pour la démocratie et la société civile à Iéna (Thuringe). La violence d’extrême droite ne s’est pas seulement manifestée à Hanau. Ce sont 23 080 actes racistes, antisémites ou «dirigés contre le système démocratique» qui ont eu lieu en 2020 – un nouveau record depuis 2001. Selon les chiffres du gouvernement, 109 personnes ont été tuées depuis 1990 par l’extrême droite pour des raisons racistes ou antisémites. Selon les organisations non gouvernementales, ce bilan dépasse les 200 morts.
Balle dans la tête
Hanau est aussi le troisième attentat d’extrême droite en moins d’un an. Le 2 juin 2019, Walter Lübcke, élu proréfugiés du district de Cassel (Hesse), est exécuté d’une balle dans la tête dans son jardin. C’est la première fois dans l’histoire de la République fédérale qu’un représentant de l’Etat est assassiné par l’extrême droite. En septembre, la synagogue de Halle (Saxe-Anhalt) est attaquée par un néonazi le jour de la fête juive de Yom Kippour. Les fidèles auront la vie sauve grâce à la porte d’entrée qui refuse de céder aux tirs du terroriste.
«L’attentat de la synagogue était prévisible, insiste Marc Grünbaum, membre du Conseil de la communauté juive de Francfort. La société allemande a fermé les yeux trop longtemps. Ce qu’il y a de nouveau, c’est que la menace est devenue visible.»Horst Seehofer, le ministre fédéral de l’Intérieur, le reconnaîtra lui-même, et pour la première fois, quelques jours après l’attentat de Hanau : «Le plus grand danger pour l’Etat de droit et la démocratie allemande, c’est l’extrême droite.»
Cette menace a toujours existé. Mais elle n’avait encore jamais été nommée comme telle. Cette haine «ronge notre société depuis longtemps», insiste le leader écologiste Robert Habeck, rappelant qu’en 1980, un néonazi avait fait exploser une bombe à la porte d’entrée de la fête de la bière de Munich, faisant 13 morts et plus de 200 blessés.
L’émergence de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), première force d’opposition au Bundestag depuis 2017, a permis de libérer la parole raciste. Créé en 2013 par des eurosceptiques favorables au retour du Deutschemark, le mouvement est passé sous l’influence de l’aile nationale identitaire (völkisch), beaucoup plus radicale que le Rassemblement national (RN) en France ou le FPÖ autrichien. Pour Angela Merkel, l’AfD souffle sur les braises avec ses discours de haine. «Les paroles favorisent le passage à l’acte», dénonce la chancelière. «Mais l’AfD ne doit pas être considérée comme l’explication du problème. Elle a seulement rendu acceptable un discours d’extrême droite qui était considéré autrefois comme trop radical», insiste Nauel Franziska Semaan, experte dans la lutte contre le terrorisme à la Fondation Konrad-Adenauer.
Les Allemands prennent surtout conscience de l’aveuglement de leurs forces de sécurité. «Les auteurs d’attentat ont souvent été présentés comme des déséquilibrés ou des cas isolés, contrairement aux islamistes», fait remarquer Matthias Quent. En effet, la police criminelle allemande (BKA) n’a fiché qu’une centaine d’extrémistes de droite représentant un «danger pour la sécurité de l’Etat», alors qu’ils sont plus de 700 chez les islamistes. Plus de 1 200 extrémistes de droite fichés bénéficient encore aujourd’hui d’un port d’arme. L’auteur de l’attentat de Hanau détenait lui aussi un permis alors qu’il était fiché et qu’il avait effectué un séjour en hôpital psychiatrique.
Réseau «Hannibal»
L’influence de l’extrême droite au sein même des forces de sécurité est une grande source d’inquiétude. «Nous savons depuis longtemps que la police a un problème d’extrémisme», estime Tobias Singelnstein, spécialiste de la violence policière à l’université de la Ruhr à Bochum. Depuis un an, les procédures disciplinaires se multiplient contre les agents défendant des positions racistes sur des forums néonazis.
Plusieurs scandales ont également ébranlé la confiance des Allemands dans leur armée (Bundeswehr), notamment après la découverte du réseau «Hannibal», un forum entre néonazis et membres issus des forces de sécurité (policiers, militaires, membres des renseignements généraux, etc.). Le procès qui se tient actuellement à Leipzig (Saxe) contre un ancien soldat de l’unité d’élites KSK, accusé d’avoir caché des armes dans son jardin, marque la volonté des autorités de «tuer le mal dans l’œuf».
Jamais le ministère de l’Intérieur n’avait interdit autant de groupuscules néonazis que l’an passé : Combat 18, Nordadler («aigle nordique»), ou encore Sturmbrigade 44 («brigade d’assaut 44»). Pour ne citer que quelques exemples… Et 1 milliard d’euros ont été débloqués pour lutter contre l’extrême droite, avec notamment la création de 600 postes de «surveillants» au sein de la BKA afin de contrôler l’influence des néonazis dans l’armée et dans les administrations. «Les responsables politiques et les forces de sécurité ont tiré les leçons des attentats», estime Matthias Quent.
Dans les milieux culturels, on se félicite de cette réaction bien tardive des autorités. «Nous avons mis en place depuis longtemps des formations spécifiques pour les directions de théâtre afin de les aider à trouver une stratégie contre la menace d’extrême droite, explique Marc Grandmontagne, directeur de la Fédération des théâtres et des orchestres allemands (Deutscher Bühnenverein). L’atmosphère est devenue agressive depuis l’arrivée de l’AfD dont les élus sont présents dans les Parlements.»
Pour discréditer le travail des artistes, les membres de l’AfD remettent en question le financement des institutions culturelles. Ils harcèlent l’administration en déposant des requêtes sur tout. Ils réclament la nationalité des comédiens dans les théâtres publics. Leurs militants interrompent des représentations théâtrales en distribuant des tracts hostiles ou en huant dans les salles. «Ils ont fait une pause avec la crise sanitaire. Mais ils reviendront»,prévient Marc Grandmontagne.
«Élan de solidarité»
Quant à la société civile, elle ne veut pas rester muette face à la flambée de violence. «L’élan de solidarité a été exceptionnel après l’attaque de la synagogue», témoigne Max Privorozki, président de la communauté juive de Halle. «C’est une grande différence avec 1938 [année de la “nuit de Cristal”, ndlr], où les habitants applaudissaient devant les synagogues en feu. Cette fois, les gens sont venus nous soutenir et manifester leur opposition à la violence», constate-t-il. «Il y a eu un élan de solidarité exceptionnel qui nous a montré que la cohésion sociale était encore très forte», ajoute Ajla Kurtovic, à Hanau, dont la famille est originaire de Bosnie-Herzégovine. «La démocratie allemande a su montrer qu’elle était en état de se défendre», confirme Marc Grünbaum, de la communauté juive de Francfort.
Marina Weisband reste même optimiste. Cette Germano-Ukrainienne de confession juive a été la première représentante de la troisième génération de l’après-Shoah à prononcer un discours à l’Assemblée fédérale, le 27 janvier (date de la libération du camp d’Auschwitz), à l’occasion de la Journée nationale dédiée à la mémoire des victimes du nazisme. L’ancienne figure du Parti pirate se félicite de voir que «la société allemande et les forces de sécurité ont pris la menace au sérieux». «Un jour viendra où les policiers n’auront plus besoin de surveiller les synagogues jour et nuit en Allemagne, prédit-elle. Mais je ne vois pas encore ce jour arriver. La société continue actuellement de glisser vers la droite.»